André Sulzer, né le 5 mai 1910
Jean Sulzer, né le 10 mars 1913
Pierre Sulzer, né le 10 mars 1913
déportés le 15 mai 1944 (convoi n° 73)

et leur père
Edouard Sulzer, né le 13 juillet 1873
déporté le 13 avril 1944 (convoi n° 71)

 

Ils étaient sept, sept Français d’Alsace :

 
Édouard Sulzer, le père, né en 1873 à Grussenheim
Jeanne Samuel, la mère, née en 1886 à Grussenheim

Les cinq frères :

Maxime Sulzer, l’aîné, né en 1908
André Sulzer, né en 1910
Jean et Pierre Sulzer, les jumeaux, nés en 1913
Alfred, le cadet, mon père, né en 1915

Ils vivaient à Strasbourg, 14 rue Oberlin, en Alsace libérée depuis 1918. Ils constituaient une famille heureuse et unie.

Mon grand-père Édouard, représentant en draperie, était souvent absent. Ma grand-mère Jeanne, adulée par ses fils, avait eu la lourde charge de mener à l’âge adulte cinq garçons turbulents, dont l’esprit d’indépendance et la joie de vivre étaient connus de tous.

Qu’importent les rendez-vous galants, les sorties sportives dans les Vosges, ils répondaient tous présents le vendredi soir au domicile familial.

Ils étaient originaires de Grussenheim, village du Haut-Rhin situé sur la route qui relie Colmar à Marckolsheim.

Les archives du village ayant disparu en 1945, les recherches sur l’établissement des premières familles juives à Grussenheim sont délicates. Il est désormais certain que, dès le XVIIe siècle il y eut des Juifs à Grussenheim, de pauvres juifs, dans un pauvre village (Joseph Lévy, Notes sur Grussenheim).

Une transaction intervenue le 22 novembre 1791 entre les seigneurs du village et quelques Juifs porte la signature de Lazarus Soultzer et de Paul Soultzer.

En 1784, le gouvernement, qui cherchait à limiter l’immigration des Juifs en Alsace, ordonna un “dénombrement des Juifs tolérés en la province d’Alsace”. Trois familles Sulzer sont inscrites à Grussenheim, et notamment Paulus Sultzer, dont la boucherie a existé jusqu’en 1939, toujours exploitée par la même famille.

L’annexion de l’Alsace-Lorraine par l’Allemagne en 1871 fut à l’origine de l’immigration vers la France, la Suisse et même l’Amérique, d’un grand nombre de familles désireuses de soustraire leurs fils au service de l’armée allemande. Notre famille choisit de rester en Alsace, malgré les vexations de l’occupant qui ne firent que renforcer leur patriotisme.

Émancipés par la Révolution française, les Juifs alsaciens savaient ce qu’ils devaient à la République. Eux, dont la langue quotidienne était l’alsacien, ou plutôt le judéo-alsacien, se sentaient plus français que les “Français de l’intérieur”. Cette allégeance, ce désir de se fondre dans la masse des citoyens, explique, sans les excuser, les difficultés que rencontrèrent en Alsace les victimes de l’action conjuguée des pogroms et des premières initiatives antisémites des nazis.

Bien que mon grand-père et ses fils aient quitté Grussenheim au début du siècle pour s’établir à Strasbourg, le monument aux morts érigé dans le cimetière de Grussenheim porte l’inscription : “Sulzer Édouard et ses trois fils André, Jean et Pierre domiciliés à Strasbourg”.

En 1939, Maxime, l’aîné, était marié. André avait 29 ans, les jumeaux 27 ans. Mon père, Alfred Sulzer, âgé de 24 ans, était sergent chef dans l’infanterie de forteresse. Il fut fait prisonnier à Raincourt, le 17 juin 1940, après que sa compagnie eût été décimée à la suite de violents combats.

Sous-officier français, réfractaire au travail, il fut envoyé dans plusieurs camps disciplinaires, les Allemands faisant une interprétation plus que restrictive du statut des sousofficiers prisonniers. Il fut notamment interné au sinistre stalag 369 à Kobierzyn, à proximité de Cracovie.

Homme de confiance principal, il fut cité notamment pour son dévouement admirable dont il fit preuve pendant une épidémie de typhus qui faisait des ravages parmi ses camarades prisonniers.

Sa captivité fut dure ; il refusait d’ailleurs d’en parler. Paradoxalement, son statut de prisonnier de guerre lui sauva la vie. Son père et ses frères n’eurent pas cette chance.

Je relis avec émotion les quelques lettrescartes que la famille était autorisée à adresser à leurs proches parents prisonniers de guerre. Le format (vingt-cinq lignes autorisées) ne permettait pas les longues digressions.

Avec quelle prudence mon grand-père et mes oncles écrivaient à mon père, en dissimulant les difficultés et les dangers qu’ils couraient en tant que Juifs réfugiés à Périgueux, mis au ban de la société par une France qu’ils continuaient malgré tout à chérir.

 

Le 3 mai 1944, Maxime écrit à Périgueux à mon père prisonnier :

“Le 3 mai 44,

Je reçois ta lettre à l’instant et m’empresse de te répondre mon cher… (illisible), tu me fais des reproches. Crois-moi, je n’ai pas voulu t’alourdir le cœur loin de tous sans soutien moral et je me suis dit qu’il était encore temps quand tu reviendras de t’annoncer toutes ces nouvelles tristes, enfin tu es au courant et je veux te donner tous les détails. Notre chère maman a beaucoup souffert de sa maladie qui s’est généralisée et la fracture de la jambe de l’année dernière provenait de cela. Elle a été alitée pendant trois mois et appelait la mort pour être délivrée. Elle s’est éteinte le vendredi 31 mars à 19 h 20. C’est un grand malheur pour nous tous. Elle aurait eu 58 ans au mois d’octobre prochain. Comme tu veux tout savoir et que tu es fort, il faut que je t’annonce que notre cher père est parti en compagnie de Jean, Pierre et André et que je n’ai pas de nouvelles depuis leur départ, le 5 avril. Les soucis ne me manquent pas et nous vivons dans une triste époque. Alain est en pension dans l’Allier et Lisette et Maryse sont en bonne santé. J’ai de leurs bonnes nouvelles. Envoie-moi des adresses que je puisse un peu te gâter. Gros baisers.

Maxime”

Maxime n’ose pas déclarer expressément à son frère les raisons de ce “départ”, sauf à révéler aux censeurs qui lisent toutes les lettres destinées aux prisonniers, que le sergent-chef Alfred Sulzer fait partie de ce groupe humain que les nazis exterminent industriellement à Auschwitz, non loin de Kobierzyn.

Ma grand-mère est décédée le 31 mars 1944.

Mon grand-père et trois de ses fils furent, on ne sait à la suite de quelle dénonciation, arrêtés par la Gestapo en revenant des obsèques de ma grand-mère.

Il n’est pas certain que Jean et Pierre n’aient pas été arrêtés avant les obsèques de Jeanne Sulzer.

Mon père est démobilisé en mai 1945. Il ne retrouve que Maxime, son frère aîné. Aucune nouvelle de leur père et de leurs frères. Tout juste sait-on qu’ils ont été internés à Drancy.

Il faut se rendre à l’évidence : ils ne reviendront jamais de nulle part.

 

Suit la longue litanie des actes administratifs :

* Le 29 août 1946, le Bureau des Déportés établit l’acte de décès d’Édouard Sulzer, décédé à Auschwitz le 18 avril 1944.

* Le 8 août 1947, André, Jean et Pierre sont “portés disparus”.

* Par jugement du 28 janvier 1948, le Tribunal Civil de Strasbourg constate le décès d’André, Jean et Pierre Sulzer.

* Le 9 septembre 1948, le Ministère des Anciens Combattants invite le Maire de Strasbourg à inscrire dans l’acte de décès d’André, Jean et Pierre Sulzer la mention “Mort pour la France”.

Le document mentionne que le décès est survenu le 15 mai 1944 “en déportation”.

Le 1er juin 1950, mon père et son frère Maxime établissent une déclaration au greffe du Tribunal Cantonal de Strasbourg, aux fins d’établissement d’un certificat d’hérédité. Ils déclarent qu’il n’existe pas d’autres héritiers, “excepté les trois frères des soussignés, tous trois morts en déportation à Auschwitz le 18 avril 1944”.

Maxime est décédé en 1988, mon père en 1989. Jamais ils n’ont imaginé que leur père, âgé de 70 ans, avait été séparé de ses trois fils. Pour eux, il ne faisait aucun doute que tous les quatre étaient morts à Auschwitz.

Ce n’est que très récemment que nous avons appris qu’André, Jean et Pierre, jeunes gens vigoureux dans la pleine force de l’âge, avaient fait partie des déportés du convoi n° 73, ayant quitté Drancy le 15 mai 1944.

C’est d’ailleurs cette dernière date qui figure sur certains documents comme date de décès.

Plus de cinquante ans après leur déportation et leur mort dans les conditions atroces décrites par les quelques survivants, nous sommes enfin sûrs de connaître le lieu de leur supplice.

Quant à moi, je préfère que mon père n’ait jamais connu l’existence du convoi n° 73 et nous ait quittés avec l’image de ses frères soutenant leur père.

“ Notre cher père est parti en compagnie de Jean, Pierre et André.”

Jean-Pierre Sulzer

 

La lettre du 3 mai 1994

 

Trois actes de décès