Robert Pack

né le 1er septembre 1921

 

À Robert Pack, mon frère.

Nous sommes le 30 octobre 1998 et je t’écris pour qu’après moi tu ne sois pas complètement oublié.

Sur la première photo, nous sommes tous les trois : toi d’abord, petit prince de cinq ans et demi, fier, heureux, brillant, habillé « de luxe » et « plus que beau » de visage. Triomphant, tu es le premier fils, l’Aîné pour ta mère Hélène, Lucie Zoummeroff, pour ton père Salomon Pack dit Sol Pack, et pour tes grands-parents.

Ta grand-mère maternelle, Nastinka, est « la femme forte », l’aînée des filles Rosenthal, sœur de Léonard, de Victor, d’Adolphe, « Les Rois de la Perle et des Champs-Élysées ». Ton grand-père paternel, le doux Yon, est presque aveugle. C’est pour lui que le clan Zoummeroff a quitté Grozny en 1912 et est venu habiter Paris, 2 rue Rosa Bonheur, en y apportant les samovars, le grand et le petit, les douze casseroles de cuivre et de grandes malles. Tout cela pour faire soigner notre grand-père par le Professeur Jacques Mawas, de la Fondation Adolphe de Rothschild.

Cet exode médical les a probablement sauvés des massacres russes de 1917.

Continuons à te situer sans trop s’égarer : tu as deux oncles, Kostia et Genia, et une jeune tante, Nina. Ton père est Salomon Léon Pack, dit Sol Pack, né le 20 janvier 1889 à Galatz (Roumanie) et décédé le 15 août 1969. Ta grand-mère maternelle, Betty Graff, a deux autres fils, Henri Pack et Ysser Graff, fils d’un second mariage. Cette branche vient de Galatz (Roumanie). De ce côté aussi tu es l’Aîné.

 

Robert, 5 ans et demi, avec notre mère,
Hélène Lucie, 26 ans, enceinte de moi, Jacqueline

Sur cette photo notre mère a vingt-six ans. Elle est née en 1900. Moi, j’ai « moins trois mois » et je suis cachée dans son ventre. Nous habitons 3 rue Théodore de Banville, Paris (XVII) au sixième étage. C’est là, le 17 mars 1927, que je suis née. Cette naissance provoque chez ma mère une rupture utérine, une hémorragie cataclysmique et sa mort.

Je suis immédiatement recueillie par l’amie de notre mère, Suzanne Rasumny née Duveau. Cette jeune femme née à Dunkerque le 20 janvier 1889, a trente-huit ans. Orpheline à dix-huit ans, titulaire du brevet supérieur, elle s’est retrouvée enseignante de français dans ma famille à Grozny.

Pour elle l’antisémitisme n’a pas de signification. Son père, dreyfusard, est anticlérical. Son oncle, chanoine, est tolérant. Elle ne retient de la religion catholique que l’amour du prochain. Elle ne se pose ni ne se posera de problèmes métaphysiques.

À Grozny, située au nord de la Géorgie et à l’est du Caucase, il n’y a pas, ou peu d’antisémitisme russe, et celle que toi et moi allons aimer profondément et appeler “Taton” est considérée comme la fille aînée de la maison. Donc, Suzanne, dans l’affolement du drame, me ramasse et me réchauffe.

Quant à toi, je ne sais comment te fut présenté l’événement. Toujours est-il que tu tentes par trois fois de me tuer. Une fois, tu jettes de la poudre de talc dans mon berceau, une autre fois les poids d’une balance - mais de loin - et enfin tu places à côté de moi une bouteille d’eau minérale ouverte. Par la suite, tu m’as aimée plus que tout, mais tu n’as jamais abordé ce sujet. Les réalités de la vie étaient alors totalement cachées aux enfants et surtout aux filles. J’avais treize ans quand tu es parti de la maison pour aller en zone libre, et toi tu avais dix-huit ans et demi. Je venais d’apprendre par une copine, et en secret, les mystères de la génération et je ne devais plus jamais te revoir.

Repartons en arrière : à six ans, tu vas en classe au cours Dieterlen, 16 rue Margueritte. Il suffit de traverser l’avenue de Wagram pour s’y rendre. Les parents peuvent assister aux cours, qui n’ont lieu que deux fois par semaine, je crois deux heures. Le reste du travail se fait soit à la maison, soit à l’étude surveillée. Je crois que tu as fait, comme moi par la suite, ton travail à la maison sous la surveillance de Suzanne.

Tu travailles très facilement. Dès que je commence à parler, tu m’apprends des mots compliqués et je deviens un singe savant. Je me souviens, ou crois me souvenir avoir ânonné sur ton ordre « Hypocampéléphantocamélos ».

Suzanne, Robert (8 ans) et Jacqueline (2 ans)

Ensemble, nous avons assumé nos premières rencontres avec l’antisémitisme. Sur la plage de St-Aubin, des enfants ne veulent pas jouer avec nous et nous lancent des pierres ; une mère nous chasse de sa cabine un jour de pluie. Mais Jean et Claude Lunois, fils ou petits-fils du maire de Caen, prennent notre défense, ainsi que leur cousine Josette Baur. Bien plus tard, les deux garçons seront déportés comme résistants et reviendront. Qu’ils soient remerciés, ces « Jeunes Justes » pour le bien qu’ils nous ont fait.

Tu as contribué, Robert, à mon « éducation religieuse » !! J’étudiais l’histoire sainte dans un petit livre où il était écrit que les Juifs avaient tué le Christ. Indignée, j’allai te trouver en te disant qu’il fallait tuer tous les Juifs. Tu me conseillas alors de commencer par moi-même, car toi et moi étions juifs.

Souviens-toi, deux ans plus tôt, la veille de mes quatre ans, je te demandais comment on disait « quand on avait mille ans ». Cela t’a fait rire et tu m’as dit doucement : « On n’a jamais mille ans, car on meurt avant. » Donc, j’étais juive et, de plus, mortelle.

Toi, Robert, tu étais toujours le premier de ta classe, toujours plongé dans le Larousse du XXe siècle et dans les livres d’histoire. Tu éblouissais les professeurs, les élèves et leurs parents. Moi, je débarque à cinq ans et demi en 10e, en partie formée par toi et Mlle Berthe. Elle m’avait appris à lire mais pas à écrire. Et tout commence par une dictée. Suzanne a conservé cette performance : quatorze fautes en deux lignes. Il faudra que je retrouve ce cahier pour le montrer à tes neveux. Une fillette, Micheline B., dit à Suzanne : « Comment, Madame, avez-vous pu avoir un garçon aussi intelligent et une fille aussi bête ! ». Très humiliée, je fus première de la classe en fin d’année.

Robert (12 ans)

Et nous discutions. J’étais ton seul interlocuteur. Je t’écoutais défendre le Négus. Tu méprisais ta famille qui méprisait Léon Blum et rejetait les Juifs allemands qui fuyaient les persécutions nazies en les traitant de sales étrangers !!!

Mein Kampf (dans une traduction française demandée par le maréchal Lyautey qui voulait attirer l’attention des Français sur les dangers qu’il prévoyait) s’étalait dans toutes les vitrines. Tu l’avais acheté, tu l’avais lu et tu m’avais dit : « Dans ce livre, je lis ma mort. » Lors d’une de nos dernières conversations, je t’avais demandé : « Pourquoi vit-on puisqu’il nous faut mourir ? » et également : « Comment la vie a-t-elle commencé sur la terre ? » Tu m’avais répondu : « Si tu demandes le pourquoi du pourquoi, tu arriveras à la cause première. Et la cause première, c’est Dieu. Ce n’est pas de moi, c’est d’Einstein. »

Ensuite, tu passas les deux bacs, fis ta préparation militaire supérieure, et en 1940 tu partis en zone libre à Nice, où tu t’inscris à la Faculté des Lettres, aux cours de lettres et/ou philosophie, et certainement de sciences politiques. Plus tard, j’ai eu pour professeur de philosophie M. Gignoux qui, étrange hasard, avait été le tien à la Faculté de Nice. Il me disait que tu avais été parmi ses élèves les plus doués, et qu’il imaginait pour toi un grand destin politique !

Nous n’allions plus nous revoir. Avant de partir, tu m’avais dit : « Toi, la petite, l’enfant, tu es bonne en math. Ne fais pas de latin mais des lettres modernes. Fais ta pharmacie ; tu réussiras, tu te marieras et tu auras six enfants. »

Nous nous sommes écrit par cartes interzones. Cela me fait mal de retrouver ta grande écriture avec de l’encre bleue des mers du sud. Tu réclamais toujours de l’argent et des colis, et nous vendions tout ce que l’on pouvait vendre, même le piano… J’ai su, il y a peu de temps, que tu donnais immédiatement ce que nous t’envoyions. Tu faisais de la résistance sous le nom de Giboyer. Tu étais imprudent et refusais de t’engager dans le maquis ou de passer en Espagne.

Tu faisais partie de deux mouvements de résistance, « Isole », et « Combat ». Tu étais à Nice, sous la direction de Jean-Paul Sassi, chef de groupe de « Combat », et de Jean Constant, chef départemental.

Le 10 avril 1944, une amie, Wanda Pacheco Wiener, trouve sur ta table ton passeport - le vrai - avec notre adresse de Chatou. Elle le prend et dit : « Robert, ne laisse pas traîner cela. Si tu es arrêté, les Allemands iront directement prendre ta sœur. » Tu le lui as remis. Tu distribuais des fausses cartes d’identité et des tracts. Deux jours après, tu as été arrêté par la Gestapo.

Je te dois la vie, ainsi qu’à Wanda, qui a eu la bonne idée d’enlever ce passeport. En danger, j’ai alors été cachée par des « Justes », d’abord chez M. Jacques Gallet, sa femme et ses filles, mon amie Jacqueline et sa sœur Claudine, au Vésinet. Puis toujours au Vésinet, par M. Albert Dupont et sa famille, puis à Croissy, par la concierge de la Kommandantur, Mme Vatan, qui nous avait connus tout petits, toi et moi.

La maison principale de Croissy était occupée par le général H. von Stülpnagel (qui était probablement au courant ?). Ma présence était en tout cas connue par le propriétaire de la maison, le comte Elie de Fesquet, qui ne m’a pas dénoncée. Qu’ils ne soient pas oubliés…

Robert (22 ans)

J’ai mis cinquante ans pour admettre que tu ne reviendrais pas et pour aller à Kaunas. La photo de profil est celle que tu as fait faire après ton opération du nez. Moi aussi, je m’étais fait opérer. Nous avions des nez vraiment trop aquilins pour nos visages maigres, et je pense que cela, nous l’aurions fait même sans les Allemands. Tes oreilles un peu décollées te complexaient, et si le jeune homme de la dernière photo est bien toi, les branches des lunettes doivent être sur les oreilles et non dessous. Il faudrait avoir l’original et un fort agrandissement pour en avoir le cœur net. Mon pauvre vieux ! Je ne t’arrange pas : le nez crochu, les oreilles décollées… Alors il faut que je parle de tes magnifiques yeux bleus, de tes cheveux blonds ondulés, de ta taille, 1 m 80, peut-être rare à l’époque, et de ton allure… Cette dernière photo, Eddy, mon mari, l’a copiée sur une autre qui se trouvait sur un mur, au Fort IX. Est-ce toi ? N’est-ce pas toi ? Ce jeune homme te ressemble, et pour tes neveux et tes petits-neveux, il va être le jeune oncle qui ne respectait qu’une chose au monde : la tolérance, et qui ne vieillira jamais…

Robert ? parmi d'autres déportés, en mai 1944

Nous avons reçu une notification du Secrétaire d’État aux Forces armées (guerre) de ton homologation au grade d’adjudant, par arrêté en date du 27 février 1951, mort pour la France le 7 novembre 1944, sous le n° 5154.

Plus tard, nous avons appris, en lisant le livre de Serge Klarsfeld qui donnait ta date de naissance, que tu aurais été déporté dans le convoi 73, et que tu serais mort à Kaunas, en Lituanie.

Ta sœur,
Jacqueline Mawas-Pack

 


Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, Acte I, scène IV, la « tirade des nez ».


À cette époque, les lycées accueillaient toutes les classes, depuis le jardin d'enfants jusqu'au baccalauréat et même une ou deux années de plus. La 12e était une classe d'école maternelle, la 11e correspondait au cours préparatoire, et ainsi de suite jusqu'à la 7e pour les classes correspondant à notre école primaire. À partir de la 6e, les classes étaient identiques à celles de nos collèges et de nos lycées. (NDLR)


Commandant militaire du Grand Paris. Conspirateur contre Hitler, rate son suicide à Douaumont, devient aveugle et finit pendu à un crochet.